Degracia

Pseudonyme de Gracia Cohen, épouse Cassou. 1911-1985.

Écrivaine.

Degracia a été la première écrivaine juive francophone originaire du Maroc. Ses écrits largement autobiographiques restent un témoignage féminin précieux sur un « monde perdu », celui de la vie juive à Fès avant et au début du protectorat français, qu’elle évoqua en 1971 dans Retour sur un monde perdu.

Selon son acte de mariage contracté le 29 janvier 1940 à Bordeaux (Gironde) Gracia Cohen est née le 19 juillet 1914 à Fès au Maroc. (Acte 200073). Degracia a écrit pour sa part dans plusieurs de ses ouvrages que l’état civil était inexistant au Maroc à l’époque de sa naissance et qu’au moment de l’inscrire à l’école franco-israélite de Fès en 1920, son père déclara qu’elle avait environ six mois au moment des émeutes qui s’étaient déroulées au printemps 1912 dans le mellahde Fès. Elle serait donc née en novembre 1911 et non en 1914.
Ses parents, Yacoth Cohen, sa mère, ainsi que son père, David Cohen, étaient tous deux des cohanim, pluriel de Cohen, un nom considéré comme remontant aux anciens serviteurs du Temple à Jérusalem et contraignant ceux qui le portent à des obligations particulières dans la religion juive. Son père était issu d’une famille de riches propriétaires terriens et sa mère la fille d’un rabbin vénéré à Fès, Haim Cohen. Gracia est la quatrième des six enfants du couple qui subit des revers de fortune. Leurs enfants furent néanmoins tous scolarisés, garçons et filles. Malgré les difficultés financières de sa famille, elle poursuit ses études au collège ouvert dans la ville nouvelle de Fès. Ils ne sont alors que dix élèves juifs du Mellah, quatre filles et six garçons, et un seul arabe inscrits à ce collège. Malgré son amour des études, ses conditions familiales ne lui permettent pas de les poursuivre. Après le Brevet élémentaire elle apprend la sténographie et la dactylographie et commence à travailler comme correspondancière chez le père d’une ancienne camarade de collège.
Plusieurs de ses frères et sœurs travaillant aussi, la situation de sa famille s’améliore au milieu des années 1930. Gracia Cohen est alors une jeune fille gaie et sportive, pratiquant le tennis et la natation en payant quelques sous pour entrer dans le nouveau stade municipal de la ville, « J’étais gaie et insouciante. J’aimais rire et mes amis disaient de moi que j’étais un petit clown. »(Ibid., 206). Elle transmit probablement ce don à sa petite-fille, l’humoriste Anne Roumanoff qui l’évoqua dans une interview lors de sa tournée à Nice en 2001 : « Ma grand-mère maternelle, séfarade, a épousé un catholique. Née Cohen à Fès au Maroc elle a fait un mariage mixte, à l’époque, vous vous rendez compte. […elle] avait une très forte personnalité et l’on m’a souvent dit que je lui ressemblais. Elle était une femme libre avant l’époque. »(Actualité juive 2001/694).

À Fès, Gracia Cohen a une vingtaine d’années lorsqu’elle se fiance avec Nahmane, un « beau jeune qui était la coqueluche du mellah ». Mais il meurt tragiquement en glissant dans un bain maure et elle est accusée d’être indirectement la cause de sa mort : « Tu as porté malheur à ton fiancé. Tu es une jeune fille Cohen, et dans sa famille, une telle alliance était formellement interdite. Il a été prévenu, mais il n’y croyait pas. »(Récit d’une enfance marocaine 2003, 208). À sa fille, elle relatera autrement cet épisode : « Quand mon fiancé est mort, tout le monde croyait que j’avais le mauvais œil. Les gens m’évitaient. On disait que personne ne se risquerait plus à me demander en mariage. »(Ibid., 7). Au mellah, les superstitions étaient en effet très fortes et la croyance au « mauvais œil » conduit aussi à s’écarter des personnes accusées de mauvais sorts. Après la mort de son fiancé, Gracia Cohen est stigmatisée et poussée à adopter un comportement hors normes. « La foi m’abandonnait tout à fait. Je ne croyais plus, je me sentais "apostat", seule, désespérément seule […] lorsque je rencontrais un "ami" non-juif qui voulut bien m’écouter ».(Ibid., 208). Elle ajoute néanmoins que cet « ami » lui fit beaucoup de mal mais n’explicite pas les raisons pour lesquelles elle quitta le Maroc pour la France en 1936.
La préface de Colette Romanoff au Récit d’une enfance marocaine ainsi que des échanges avec elle éclairent davantage certains aspects personnels de l’itinéraire de sa mère. Après la mort de son fiancé et les malédictions qui pèsent sur elle, Gracia Cohen devient la maîtresse de son patron à Fès et quitte effectivement le Maroc en 1936 « enceinte d’un homme marié et père de famille, un Français de France, le patron du bureau d’assurance où elle était secrétaire. »(Ibid., 7). Elle donne naissance en août 1936 à Biarritz à un fils qu’elle place dans un orphelinat. Elle s’installe ensuite à Bordeaux où elle rencontre l’officier non-juif Pierre Louis Cassou qu’elle épouse le 29 janvier 1940 à la mairie de Bordeaux et l’accompagne ensuite au Maroc où il a été affecté. Leur premier enfant, Colette, plus tard épouse Roumanoff, naît en 1941 à Casablanca. Ils auront ensemble cinq autres enfants, Michelle, Jean-Pierre, Évelyne, et deux jumeaux, Jacques et Robert. Leur seconde fille Michelle naît en septembre 1942 à Marseille. Sa mère, alors qu’elle était proche de son terme, avait en effet décidé en septembre 1942, en pleine guerre (le débarquement allié en Afrique du Nord est imminent), de faire un dangereux aller-retour à Marseille pour récupérer son fils aîné qu’elle avait mis en 1936 dans un orphelinat juif où il n’était plus en sécurité à l’automne 1942. Elle l’a alors ramené avec eux au Maroc et mit en pension lorsqu’ils retournèrent en France après la guerre. Plus tard, il viendra vivre avec eux et son époux Pierre Cassou le reconnaîtra en 1948.
Jusqu’au début des années 1950, Gracia Cassou avait élevé ses enfants sans aucune éducation religieuse. En 1953, elle fait le vœu de redevenir pratiquante lorsque son fils Jean-Pierre est gravement malade. Elle introduit les fêtes juives dans leur vie familiale, fait circoncire ses trois garçons et amène son mari et ses enfants à la synagogue. La famille déménage au gré des affectations militaires de Pierre-Louis Cassou qui terminera sa carrière avec le grade de général.

La première publication connue signée Degracia, Mariage mixte, paraît en 1968 aux éditions Les Presses du temps présent à Paris, une maison publiant à compte d’auteurs. Degracia y traite de la question qui l’a toujours préoccupée, son mariage avec un non-juif. Toutefois, le mélange d’histoire et de fiction qu’elle pratique dans cet ouvrage, de même que dans ses autres écrits, brouille souvent ses données biographiques. Mariage mixte a cependant une certaine originalité en traitant de la question du mariage mixte du point de vue de la femme juive, alors que la littérature connaît davantage des récits d’unions entre un homme juif et une femme non-juive. Ses deux ouvrages suivants sont également édités aux Presses du temps présent ; Retour sur un monde perdu y paraît en 1971, sous le nom de Degracia, tandis qu’Un sacré métier est signé Gracia Cassou en 1974. Le métier dont il traite est celui de mère de famille et il débute par le récit d’un accouchement à Marseille.
Après la parution de Retour sur un monde perdu, elle déclara à un journaliste qui la présenta comme « Juliette (sic) Cassou, femme de lettres » : « J’ai toujours eu envie d’écrire et plaisir à le faire. J’ai découvert ma vocation à l’âge de dix ans. J’ai toujours écrit, mais ce ne fut pas facile. J’ai élevé mes sept enfants. »(Midi Libre 24 février 1972). La description de la vie juive au mellah de Fès qu’elle fait dans Retour sur un monde perdu retient aussi l’attention de la revue israélienne francophone Noam qui, en 1976, en fait paraître plusieurs extraits remaniés. Les textes de Degracia y paraissent dans un dossier consacré aux Sépharades où ils côtoient ceux des célèbres écrivains Albert Cohen et Albert Memmi.

À la retraite de Pierre Cassou en 1975 le couple s’était définitivement installé dans la capitale. Gracia Cassou y devient une militante très généreuse de la Wizo (Women International Zionist Organization). Femme de général, elle se trouve à l’aise dans le milieu de la bourgeoisie juive parisienne et participe aux manifestations littéraires de la Wizo où elle signe ses ouvrages. Elle fréquente aussi assidûment la synagogue et s’occupe d’œuvres de bienfaisance aussi bien à Paris qu’en Israël où son père et deux de ses frères ont émigré. Se sachant malade du cœur, elle fait part à ses enfants de son souhait d’être enterrée en Israël. Elle ne pensait pas qu’elle mourra aussi dans ce pays.
Gracia Cohen, née le 19 juillet 1914 à Fès au Maroc, sans profession, épouse de Pierre Louis Cassou, domiciliée à Paris dans le seizième arrondissement, 44 rue de la Faisanderie, est décédée à Eilat, en Israël, le 15 mai 1985. (Acte 937, transcription). Elle était âgée de soixante-quatorze ans et participait à voyage organisé en Israël pour un groupe de riches donateurs. Elle a été inhumée à Jérusalem selon son souhait.

Sa fille relate que l’année de son décès sa mère travaillait encore sur un manuscrit qu’elle avait l’espoir de publier. Outre le Récit d’une enfance marocaine, Gracia Cohen avait également laissé plusieurs autres manuscrits dont certains écrits avant son arrivée en France. Colette Roumanoff fit lire Récit d’une enfance marocaine à Guy Dugas, professeur à l’université de Montpellier et spécialiste de la littérature judéo-maghrébine. Il y trouva un puissant intérêt, malgré ses faiblesses d’écriture et de composition ainsi qu’il le notera dans la préface de l’ouvrage lorsque celui-ci sera publié par sa fille en 2003. Ce texte remanié et corrigé par Colette Roumanoff se présente comme une suite de courts tableaux évoquant des fêtes, des mariages ou d’autres scènes de la vie dans le mellah de Fès mêlées à des événements familiaux et à des faits historiques. Certains événements décrits par Gracia Cohen, comme l’épidémie de typhus de 1901 ou les émeutes de Fès de 1912, sont antérieurs à sa naissance, mais elle en avait beaucoup entendu parler dans sa jeunesse et en fit des évocations intéressantes.
Une confrontation entre les quatre publications de Degracia ou Gracia Cassou, y compris celle posthume, fait apparaître de nombreux passages pratiquement identiques. Celui de l’entrée de Gracia Cohen à l’école primaire relaté dans Récit d’une enfance marocaine (pages 112-114) est attribué à une petite fille nommée Lydicia Gozlan dans Retour sur un monde perdu :

« C’est seulement en 1920 que mon père se décida à me conduire à l’école franco-israélite. […] Ni David, ni moi-même ne parlions un seul mot de français. Aussi ce fut par le truchement d’une interprète que la surveillante questionna mon père. C’est votre fille ? Nom, prénom, âge ? […] Ma fille avait six mois au début des émeutes, dit David sur un ton ferme après un moment de réflexion. La surveillante procéda à une soustraction et inscrivit sur le registre de l’école : Lycidia Gozlan, présumée née en novembre 1911. L’état civil n’existait pas au Maroc. L’administration française créé ces services au fur et à mesure de sa pénétration dans le pays. […]
Durant toute la matinée, je restais debout dans la cour, en compagnie d’autres petites filles nouvelles comme moi. Nous n’osions pas nous parler, nous nous épions même les unes les autres. Le seul fait de nous retrouver à l’école nous impressionnait. Quel événement ! Nous étions la première génération de filles à fréquenter cet établissement. Toutes les juives du Mellah étaient analphabètes. Il y avait, bien sûr, l’école de l’Alliance israélite [établie à Fès en 1880] qui enseignait le français à de très rares privilégiés, un tout petit nombre, presque tous des hommes adultes, mais seulement des hommes, à l’exception d’une femme ou deux, au grand maximum. » (Retour sur un monde perdu 1971, 33-35).

Récit d’une enfance marocaine comporte toutefois des nouveautés par rapport à ses textes, notamment des critiques contre certaines pratiques juives relatives aux filles, probablement insérées tardivement :

« Lorsqu’une femme venait de mettre au monde une fille, si on lui demandait ce qu’elle avait eu, elle répondait, répétant ce qu’elle avait toujours entendu dire pour la naissance d’une fille : "Rien, une fille". Le juif dit chaque jour au cours de la prière matinale : "Sois loué Éternel notre Dieu, Roi de l’Univers, qui ne m’a pas fait femme !" […] Nous, les filles, nous n’avions ni le droit, ni la possibilité d’apprendre l’hébreu, ne fut-ce que pour prier. Nous étions dans l’ignorance la plus complète quant au pourquoi des obligations religieuses. Nous suivions une routine, nous faisions tout ce qui s’était fait avant nous, de génération en génération. » (Récit d’une enfance marocaine 2003, 96).

À la fin de sa vie, Gracia Cohen tenta de renouer le fil des générations en revenant de son plein gré à la religion de ses ancêtres, mais c’est par sa volonté d’émancipation et surtout par son désir d’accéder à une reconnaissance littéraire qu’elle fut une pionnière. Elle appartenait aux toutes premières générations de femmes juives qui accédèrent à une éducation française au Maroc et eut à cœur d’en témoigner.

Sources et bibliographie

Degracia ou Gracia Cassou,

S. I.,

Jean-Jacques Biton,

@ Degracia sur internet,


Bitton, Degracia, TIME \@ "dd/MM/yyyy" 20/08/2013